La vie intérieure, pour quoi faire?
Philippe Jaccottet, Martin Heidegger, Simone Weil et Georges Bernanos: ces derniers mois, nous avons lu ces écrivains, philosophes ou poètes. Qu’ont-ils en commun? Tous, chacun à sa manière, évoquent la vie intérieure, à laquelle ils associent la contemplation, le détachement de soi, l’attention, la méditation, le recueillement et la sérénité. La vie intérieure s’exprime par la description d’impressions ou de choses concrètes, et aussi par une passion pour l’invisible, le surnaturel.
Nous nous limiterons ici à examiner le rôle que l’écrivain Georges Bernanos a attribué à la vie intérieure dans son essai La France contre les robots, édité d’abord au Brésil, puis en France en 1947, un an avant la mort de l’auteur.
Au chapitre IV apparaît cette phrase: On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure.
Né en 1888, ancien combattant décoré, père de six enfants, romancier chrétien et essayiste, fort peu démocrate, battant le pavé parisien avec les Camelots du roi de l’Action française, avant de se séparer de Maurras en 1932, Bernanos suscita le scandale surtout par ses essais: La grande peur des bien-pensants (1931), Les grands cimetières sous la lune (1938), La France contre les robots (1947). Il s’exila d’abord à Majorque puis au Brésil. Il s’engagea avec deux de ses fils en faveur du général de Gaulle, mais refusa les honneurs offerts par ce dernier.
Avant même la fin de la Seconde guerre mondiale, il provoqua l’ire des vainqueurs parce qu’il avait aperçu les points communs entre trois idéologies pourtant ennemies: le nazisme, le communisme et le capitalisme américain.
Chacune de ces versions de la civilisation moderne juge le monde mauvais. Elles méprisent la religion chrétienne, coupable de laisser espérer une vie éternelle et parfaite dans un autre monde. Le paradis naîtra ici-bas. Pour le nazisme, il procédera de l’anéantissement des juifs par la race supérieure et de la réduction en esclavage des autres peuples. Pour le communisme, c’est la classe ouvrière qui instaurera l’égalité et la justice sur la Terre, une fois que la bourgeoisie et la paysannerie libre auront été éliminées. Le capitalisme américain, impérialiste en son fond, promet l’abondance et la paix, par l’extension planétaire de la liberté économique et de la concurrence loyale. Le doux commerce remplacera la guerre, après que les valeurs dites occidentales auront pris le dessus sur les forces obscurantistes.
La race, la classe, l’argent: trois moyens d’accéder au bonheur terrestre.
Les trois régimes ont un autre point commun: ils comptent sur la force. Or la force d’une civilisation résulte de la maîtrise des applications techniques de la science, en matière d’armement surtout. Grâce à son industrie et à l’élaboration de l’arme nucléaire, l’Amérique, protégée sur ses flancs par deux océans, a vaincu ses ennemis allemands et japonais, puis, en 1989, grandement affaibli la Russie.
En 2025, aucun paradis terrestre n’est né et une Troisième guerre mondiale est imaginable.
Bernanos a annoncé l’échec de tous les projets paradisiaques terrestres, accompagné de la dissolution en Occident de l’héritage chrétien.
Selon Bernanos, le paradis terrestre à la Jean-Jacques Rousseau n’était qu’une image affadie presque méconnaissable du Royaume de Dieu, mais pas son ennemi. La civilisation capitaliste liée à l’argent et à la force brute, elle, s’y oppose. Elle est la civilisation des machines. Technique d’abord, technique partout: tel est le mot d’ordre de ce que Bernanos nomme la Machinerie. Le monde est devenu un ensemble de problèmes techniques à résoudre. Comme le nazisme et le communisme, l’Amérique impériale vise la domination totale. Elle a camouflé sa marche vers le pouvoir universel en prétendant défendre les libertés démocratiques. C’est de la propagande, que l’Amérique maîtrise aussi bien que la publicité commerciale. Tous les Etats aspirant au pouvoir total entendent fabriquer un nouveau type d’homme à l’échelle de l’univers, un individu docile, convaincu que seule l’action compte en vue d’un progrès indiscutable et d’un bonheur matériel illimité. L’homme nouveau met sa confiance en l’Etat qui l’élève, le nourrit, l’instruit, le soigne, l’oriente vers un emploi en attendant de lui en imposer un, conforme à son profil intellectuel et physique; il l’entretient dans sa vieillesse, l’enterre. L’Etat peut tout se permettre car il tient les cordons de la bourse. L’irresponsabilité de l’homme, son abjecte complaisance au collectif, et la disparition des indomptables qui cherchent à comprendre, peut entraîner la fin de notre espèce, plus sûrement qu’une guerre. Selon Bernanos, les gens de son temps, n’ayant rien appris des deux conflits mondiaux, continueront de se sacrifier pour le prétendu progrès.
La machine à bourrer les crânes est la plus efficace parmi celles que la civilisation technique ne cesse d’inventer. Les hommes sont informés de tout et sommés d’assimiler des notions contradictoires. Etre informé de tout est la meilleure façon de ne rien comprendre. Le machinisme exclut ceux qui croient à autre chose qu’à la technique, qui parviennent encore à sentir leur âme, car on peut avoir une âme et ne pas la sentir.
Avoir une vie intérieure, c’est disposer d’une âme, s’étonner d’être au monde, se poser des questions, avoir une ouverture sur l’invisible, être animé par un souci de perfection que le monde matériel ne satisfait pas. La Machinerie confie l’âme aux savants, aux psychiatres, et de nos jours aux chercheurs (et chercheuses) en neurologie, aux vendeurs de développement personnel et de spiritualité, aux coaches et aux influenceuses, afin qu’au bout du compte les travailleurs améliorent leur efficience et leur rendement.
Il y a dans la pensée de Bernanos un caractère prophétique que les événements ne démentent pas. Malgré le penchant de nos politiciens à commémorer les batailles pour les valeurs et tous les traités de paix imaginables, il semble que les Machinistes contemporains «boostés», comme ils disent, par l’IA, la consommation de métaux rares, les drones et les missiles, ne s’indigneraient pas d’une guerre. Toutes les ressources de la planète y passeraient. La Machinerie de 2025 songe déjà aux contrats de reconstruction des pays que la guerre ravage avant même qu’elle ne s’achève.
Certaines élites, sans enduire leurs mains de cambouis, enverraient bien les peuples au combat. La propagande joue froidement sa partition. La liberté de penser fait toujours moins rêver que la liberté d’action. Il faut que ça bouge! En 1945, Bernanos pensait que la civilisation technique n’avait pas besoin de contemplatifs: Tout ce que nous donnons à la vie intérieure est perdu pour elle.
La Grèce antique et la France chrétienne ont toujours voulu former des hommes libres, selon Bernanos. L’écrivain espérait que son pays refuserait d’entrer dans le paradis des robots. Il s’est trompé. La France veut tenir son rang dans la Machinerie.
La propagande a construit un monstre paradoxal, néo-libéral et hostile aux libertés, qui parade, tout décoré de droits et de valeurs. Il assure que les libertés ne peuvent exister que pilotées et contrôlées par un Etat mondial, qui se serait débarrassé des odieuses petites nations s’obstinant à survivre.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Emballements sans distance – Editorial, Félicien Monnier
- Des héros pour une commune – Benjamin Ansermet
- Débat biaisé sur la facilitation du droit de vote des étrangers – Rédaction
- Schubertiade – Jean-Blaise Rochat
- La cinquième Feuille de Chêne – Yves Gerhard
- Le Théâtre du Jorat rajeunit – Jean-François Cavin
- Rédacteurs en chefs – Félicien Monnier
- † Jean-François Deppierraz – Olivier Delacrétaz
- Touche pas à ma poubelle! ou l’impossible recherche d’économies – Jean-Hugues Busslinger
- Gardons un quorum à 5%! – Quentin Monnerat
- Bestiaire élémentaire – Le Coin du Ronchon
