† Jean-François Deppierraz
Le pasteur Jean-François Deppierraz est décédé il y a quelques jours, à l’âge de nonante ans. Quand on rencontrait pour la première fois cet officier d’artillerie au maintien élégant, on notait d’abord son œil impérieux, indice d’une volonté ombrageuse et intraitable.
Responsable de la paroisse de L’Etivaz dès 1966, il fut approché par le Conseil de fondation de Crêt-Bérard. Le Conseil lui demandait de succéder au pasteur Charles Nicole-Debarge comme résident de Crêt-Bérard. L’émissaire du Conseil était M. Regamey. Il accepta et prit les rênes en 1974.
Jean-François Deppierraz était un bâtisseur. Il s’était déjà engagé sans compter pour la création d’une seconde église paroissiale, à la Lécherette. Il voyait grand, c’était sa marque. Certains disaient trop grand et évoquaient sournoisement «la cathédrale au pasteur». Il dut partir avant la fin, mais l’élan était donné. Son successeur à L’Etivaz, le pasteur François Subilia, redimensionna le chantier et le mena à bien.
Dès son arrivée à Crêt-Bérard, il organisa le «Pèlerinage des jeunes vaudois». C’était en 1975. Des milliers de jeunes paroissiens, affluant de tous les coins du Canton, allaient converger à pied vers la cathédrale Notre-Dame de Lausanne, dans le cadre des festivités du sept centième anniversaire de sa consécration. Les plus éloignés firent la marche en deux jours. Lui-même testa la course en partant de Rougemont. Chaque groupe portait un grand drapeau ou une bannière aux couleurs de sa commune. Tous les drapeaux furent attachés et magnifiquement déployés autour des colonnes de la nef. Le succès populaire du pèlerinage en appela un second, cette fois sur Romainmôtier. Il fallut toutefois faire une place à des «collaborateurs» officiels, dont la tâche principale était de faire en sorte que la manifestation fût moins liturgique et surtout dépourvue de ces drapeaux qui gênaient fort la gauche pastorale. Il résista à ces missi dominici avec autant de courtoisie distinguée que de fermeté, et le deuxième pèlerinage, sur le modèle du premier, fut lui aussi une réussite. Un ennui de santé l’empêcha d’organiser le troisième pèlerinage, centré sur Rougemont.
Ses idées grandioses ne l’empêchaient pas, la décision prise, de se transformer, durant ses nombreuses nuits blanches, en un planificateur minutieux et exigeant. Il ne laissait jamais rien au hasard. Pour lui, il n’y avait pas de détails. Tout était important. Et un délai était fait pour être tenu, et un engagement, un simple «oui», était définitif. En cas de défaillance, l’œil impérieux se glaçait.
Et c’est encore en bâtisseur visionnaire qu’il mena à bien la construction de «Crêt-Bérard 2», dont le besoin s’était fait sentir bien avant son arrivée. Il fallait créer une grande salle à manger, déplacer et professionnaliser la cuisine, construire des appartements séparés, mais architecturalement intégrés, pour les gens de la «maisonnée», c’est-à-dire la communauté que formaient ses collaborateurs à plein temps. Des premiers plans, en 1976, à l’inauguration, en 1984, l’opération le révéla en chef de projet, en chef d’entreprise et en chef de chantier. Je me suis dit plus d’une fois qu’il aurait eu l’envergure d’un conseiller d’Etat, je veux dire un vrai. Il y eut quelques échanges vigoureux avec le Conseil de fondation, qui craignait de se retrouver dans les chiffres rouges des époques faméliques. Le résultat fut, est encore aujourd’hui, à la hauteur des efforts humains et financiers consentis.
C’est dans le même esprit ample dans la conception et méticuleux dans la réalisation qu’il entreprit et fit aboutir en 1987 la révision en profondeur de l’Office de Crêt-Bérard. Cet office œcuménique qu’on prie trois fois par jour dans la petite chapelle de la Maison est le centre spirituel de la vie de Crêt-Bérard.
Il créa les «Veillées de Crêt-Bérard», plus de cent cinquante rencontres avec autant d’auteurs venus parler de leur dernier livre et nouer des liens avec des lecteurs inconnus. Il mit sur pied différents cours du soir, d’histoire vaudoise notamment, ainsi que de philosophie, où notre cher Henry Chavannes put prodiguer la bonne parole thomiste durant des années.
A côté du lourd quotidien de Crêt-Bérard, soutenu par sa femme et leurs trois enfants, Jean-François Deppierraz trouva le temps d’écrire un roman, Le Huitième Jour, publié en 1985 par L’Age d’Homme. Les lecteurs ont aimé cette histoire d’un amour sans cesse repoussé entre un officier instructeur de cavalerie et une jeune Française séduisante et arrogante. Ils attendaient la suite annoncée. Mais le temps d’écrire, il le prenait sur son sommeil. Exténué, il décrivait ainsi son travail de rédaction: «Je me lève à quatre heures. Je me sens comme une locomotive trop petite qui doit mettre en route huitante énormes wagons pour leur faire parcourir quelques mètres. Et à peine le convoi s’est-il ébranlé que je dois me rendre à l’office du matin.» Le manuscrit existe, il n'est pas terminé. Est-il impubliable?
Sa volonté effrénée qui lui permit de réaliser tant de grandes choses était aussi sa faiblesse. Il ne savait pas ralentir et prendre soin de lui-même, cheval de race qui prenait le mors aux dents et galopait sans ralentir jusqu’à l’épuisement. Usé par trop d’efforts excessifs, il remit la charge de Crêt-Bérard au bout de quinze années de service. Après une période de repos et de réflexion, il décida de changer d’orientation et travailla comme courtier en assurance et conseiller en prévoyance. Il continua de recevoir, organisant des repas dans sa belle maison de Bougy, composant savamment l’assemblée des convives en fonction de leurs affinités.
Quelques années plus tard, il rejoignait l’Eglise catholique romaine.
Il y a environ seize ans de cela, il tomba malencontreusement et se blessa grièvement à la tête. On dut l’aliter et il ne se remit jamais de cet accident. Que sa famille sache que nous gardons de Jean-François Deppierraz un souvenir affectueux et reconnaissant. Nous perpétuerons sa mémoire.
Notes:
1 Voir le riche ouvrage de Nicolas Gex, Crêt-Bérard, l’aventure d’une maison inspirée, Cabédita, 2020.
2 Daniel Laufer, «Le Huitième Jour», La Nation n° 1257, 1er mars 1986.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Emballements sans distance – Editorial, Félicien Monnier
- Des héros pour une commune – Benjamin Ansermet
- Débat biaisé sur la facilitation du droit de vote des étrangers – Rédaction
- Schubertiade – Jean-Blaise Rochat
- La cinquième Feuille de Chêne – Yves Gerhard
- Le Théâtre du Jorat rajeunit – Jean-François Cavin
- Rédacteurs en chefs – Félicien Monnier
- Touche pas à ma poubelle! ou l’impossible recherche d’économies – Jean-Hugues Busslinger
- La vie intérieure, pour quoi faire? – Jacques Perrin
- Gardons un quorum à 5%! – Quentin Monnerat
- Bestiaire élémentaire – Le Coin du Ronchon
