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Schubertiade

Jean-Blaise Rochat
La Nation n° 2288 19 septembre 2025

On ne va pas à la Schubertiade seul; c’est une activité sociale qu’on vit en famille, avec des amis. La programmation de l’édition de cette année à Sion, d’une étourdissante quantité et variété, propose par exemple un ensemble de cuivres, aussi virtuoses en tant qu’instrumentistes que par leurs prestations de clowns, dans un habile scénario faussement improvisé. Dans une église voisine, un joueur de théorbe, parfait sosie de Darry Cowl, passe du baroque au contemporain pour nous démontrer preuve à l’appui que le baroque est contemporain et vice-versa. Plus tard, au milieu d’un quatuor de Beethoven, je jette une œillade sur la petite fille assise en tailleur à même le sol à côté de moi, concentrée sur la fabrication d’un scoubidou. En deuxième partie du concert, les musiciens plongent les auditeurs dans les énigmatiques réseaux nocturnes du subtil quatuor de Dutilleux Ainsi la nuit. Sans doute fascinée par des sons pour le moins inattendus, mais aussi par la gestuelle très expressive des instrumentistes, la jeune mélomane abandonne son ouvrage et reste immobile toute la durée de l’exécution; contrairement à l’imbécile grincheux du premier rang qui quitte ostensiblement les lieux à mi-parcours, manquant de renverser le lutrin du violoncelliste.

Tout comme la visite des musées, arrive un moment où la saturation invite à d’autres activités: on se livre au hasard des rencontres d’amis ou de connaissances dans les rues et les places de la vieille ville. On échange des impressions, on boit des bières. Quand l’envie devient pressante de changer d’air, il suffit de choisir à quelques pas un torrent enfoui dans la verdure, afin de conjurer la touffeur de la canicule. Le soir, au coucher du soleil, une balade à contre-jour entre murailles et vignes le long d’un bisse nous rappelle la formule touristique si opportune, affichée à l’entrée du tunnel de Saint-Maurice: «Valais gravé dans mon cœur». Sacrés Valaisans qui savent si activement valoriser les beautés et les ressources de leur Canton! Les Vaudois, qui ne manquent pourtant ni de vignes, ni de torrents, ni de montagnes, ni de couchers de soleil à contre-jour, nourrissent depuis longtemps une singulière attirance pour leur voisin méridional. Il y a matière à un article ultérieur pour essayer de percer cet angoissant mystère.

Une rencontre m’a manqué, lors de cette dernière Schubertiade: Daniel Laufer, qui nous a quittés à la fin de l’été passé à plus de nonante ans, avait conservé cette capacité tout adolescente à s’enticher de quelque improbable nouveauté, quitte à la délaisser après examen. Ses goûts très sûrs s’étendaient de Schütz à Britten, mais il détestait instinctivement les expérimentations trop cérébrales de certaines musiques d’après-guerre. Il proclamait avec aplomb que les plus grands compositeurs du XXe siècle étaient Claudio Monteverdi et Richard Strauss.

Il y a une trentaine d’années, lors d’un concert par lui organisé, il avait réussi à faire admirer à un public ultra-conservateur une pièce toute neuve pour violon et piano, Fratres d’Arvo Pärt, compositeur alors plutôt méconnu. Le morceau fait désormais partie du répertoire. Daniel Laufer avait l’amitié généreuse et spontanée, non exempte de quelques brusqueries. Un autre concert de musique de chambre avait failli créer une brouille entre nous: les œuvres choisies tenaient compte de goûts que nous partagions. J’avais avancé que la raison de mon absence était le mariage de ma sœur. «Taisez-vous! C’est impardonnable!» Comme il m’avait à la bonne, ce genre d’anicroche restait sans conséquence, et il ne tardait pas à m’inviter à quelque somptueux anniversaire, ou pour débattre avec un autre ami mélomane d’une subtilité problématique qui le tarabustait dans un quatuor de Beethoven.

Les deux pièces centrales du grand concert symphonique du samedi 6 septembre dans la toute nouvelle salle NODA étaient des œuvres concertantes pour thérémine et orchestre. Derrière ces syllabes aux consonnances bizarrement médicales («Prends de la thérémine, c’est radical contre la toux») se dissimule un des premiers instruments électroniques, inventé en 1920 par un Russe, Léon Thérémine. Il est composé d’un boîtier de réglage, un amplificateur, un haut-parleur et deux antennes, une verticale et l’autre en boucle, qui servent à moduler les paramètres du son. L’interprète s’adonne à une chorégraphie millimétrée dans le champ magnétique créé par les antennes, donc sans contact physique avec l’instrument. Vous n’avez rien compris à l’explication? Allez sur YouTube qui fournit d’excellents tutoriels avec exemples.

A la sortie du concert, j’aurais aimé connaître l’opinion de Daniel Laufer sur cette étonnante manifestation. Assurément, l’avis aurait été tranché: la détestation ou l’enthousiasme. Comme il était d’un caractère imprévisible, il est hasardeux de se prononcer; mais je suis porté à parier sur une de ses expressions favorites: «C’était épatant!» Malheureusement mon ami était absent. C’est impardonnable.

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