Pitié pour nos yeux
Quand on va à l’opéra, on a tout lieu d’espérer que la réalisation musicale sera au minimum satisfaisante. Généralement, la connaissance de l’œuvre et des exécutants place l’auditeur dans des dispositions favorables. L’appréhension se focalise plutôt sur la mise en scène où les bonnes surprises ont tendance à être plus rares que les sujets de déception, voire d’exaspération. Il ne s’agit pourtant pas a priori d’une querelle d’anciens et de modernes. Il y a quelques années, l’Opéra de Paris a obtenu un triomphe public justifié avec d’audacieuses Indes Galantes de Rameau qui jouaient sur le contraste entre un plateau dévolu à des danseurs de rue, et des musiciens rompus à l’interprétation fidèle de la musique baroque sur instruments anciens. Quand le livret est faible (les vers caoutchouteux de Fuzelier!) et la musique géniale, cela ouvre une bonne marge de liberté et d’invention à la mise en scène. D’ingénieux créateurs actuels peuvent alors faire valoir leurs talents en gommant les défauts d’intrigues barbantes, de thématiques surannées, d’incohérences criantes de beaucoup d’opéras baroques et classiques.
L’opéra Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen est un monument aux dimensions titanesques: huit ans de travail pour une partition de deux mille cinq cents pages; un effectif instrumental et choral de quelque deux cent cinquante exécutants, neuf solistes dont un rôle écrasant pour le protagoniste. Messiaen était resté longtemps rétif face à la commande d’un opéra passée par Rolf Liebermann avec l’appui du président Pompidou: il estimait le genre périmé. Il a fini par céder pour composer ce chef-d’œuvre absolu de l’art lyrique, sobrement sous-titré: Scènes franciscaines en trois actes et huit tableaux. Le livret, écrit par le compositeur, renonce aux ressorts toujours commodes des conflits moraux et des tensions entre les personnages pour nourrir une action, ici quasi absente: le spectateur est invité à suivre le chemin spirituel vers la lumière divine d’un homme qui lutte contre lui-même. Cette sorte d’oratorio sacré emprunte les généreuses proportions des grandes épopées lyriques du XIXe siècle pour rejoindre, dans un langage actuel, les enchantements des mystères médiévaux. Comme une grande partie de la production de Messiaen, le Saint François d’Assise, synthèse et sommet de toute sa création, est d’abord un acte de foi.
Cette œuvre luxuriante a été représentée récemment au Grand Opéra de Genève. La réalisation musicale était parfaite grâce à un Orchestre romand et des chœurs en grande forme, dirigés par la baguette souple et précise de Jonathan Nott. Les solistes ont servi la partition avec une remarquable conviction. Quant à la mise en scène, les décors et les costumes, ils ont été confiés à un plasticien «de réputation internationale» dont c’était le premier travail sur une scène lyrique. Pendant toute la représentation, les spectateurs ont été copieusement gavés par les extravagantes visions de M. Abdessemed: un dromadaire hissé vers les cintres, un gigantesque pigeon albinos blessé, juché sur un tas de guano (?), une citerne de plastique bleu, un hammam, des chariots de supermarché. Les vêtements auraient pu être beaux, inspirés des burnous du Maghreb, s’ils n’avaient été surchargés d’accessoires électroniques, téléphones portables cassés, circuits imprimés, ampoules électriques, coussins, sacs à commissions, etc. Deux écrans nous séparaient de l’orchestre et des chœurs installés en fond de scène. Pendant tout un tableau, nous eûmes à subir le piétinement mécanique de hideux robots verts qui foulaient du raisin. Plus tard, des oiseaux aux couleurs saturées criardes démontraient que le plasticien ne s’était pas trop intéressé à l’association couleur et son, essentielle pour comprendre le langage musical de Messiaen.
Alors que les musiciens sont tenus de respecter la partition, certains metteurs en scène croient que tout leur est permis pour imposer leur vision, au lieu de chercher à proposer un commentaire intelligent pour accompagner l’œuvre. A cause de la puissance démultipliée de la technologie actuelle, l’équilibre entre le visuel et la musique est souvent rompu au détriment de cette dernière. Aussi le spectateur est-il forcé de participer plus au monde d’Adel Abdessemed qu’à celui d’Olivier Messiaen dont la musique devient parfois un simple fond sonore en illustration des vidéos et des installations du plasticien. Ces remarques ne préjugent pas de la valeur intrinsèque de l’art de M. Abdessemed; elles indiquent que les effets pesants et agressifs de ses créations déroutantes distrayent de l’essentiel, à savoir l’invitation à partager un parcours mystique, guidé par une musique extraordinairement subtile et variée. Son talent s’exercerait sans doute mieux dans Le Grand Macabre de Ligeti ou une œuvre contemporaine expressément créée en collaboration avec un compositeur.
Une très mauvaise vidéo sur YouTube permet de se faire une idée approximative de la création de Saint François d’Assise en 1983: l’esthétique générale, inspirée de Giotto, Fra Angelico et des paysages toscans, respectait les intentions du compositeur. Peut-être qu’aujourd’hui on aurait besoin d’autre chose; mais certainement pas de l’infernale brocante d’un artiste hors sujet.
Au sommaire de cette même édition de La Nation:
- Chante, déesse, la colère d'Achille... – Editorial, Félicien Monnier
- Le dilemme des salaires minimaux – Jean-François Cavin
- Libre-échange, protectionnisme et souveraineté – Benjamin Ansermet
- Occident express 122 – David Laufer
- L’avenir des paroisses vaudoises – Olivier Delacrétaz
- Les Verreries… et notre approvisionnement – Jean-François Cavin
- Mélodie d’avril – Arnaud Picard
- Contemplation – Jacques Perrin
- Balthasar s’attaque au grand bazar – Le Coin du Ronchon
- Université de Lausanne - Florilège – Rédaction